C'est à une réflexion sur le théâtre et ses liens ambigus et violents avec le pouvoir que nous convie le grand metteur en scène Franck Castorf ,directeur de la Volksbühne , dans un spectacle fleuve ( près de 6 H) dans l'immense nef du parc des expositions d'Avignon: la Cabale des dévots, le Roman de Monsieur de Molière , d'après Mikhaïl Boulgakov.
La pièce a été créée à Berlin en mai 2016 au moment du choix politique de la municipalité de ne pas renouveler Franck Castorf, à la tête du théâtre de la Volksbühne depuis 25 ans ,connu pour sa conception d'un théâtre de combat ou de conflit.
La pièce convoque à la fois le personnage de Molière dans ses rapports ambigus avec Louis XIV et Boulgakov privé de publication et de mise en scène sous le régime de Staline.
Le spectacle entrelace les textes sur la vie de Molière , de Boulgakov , évoque l'histoire de l'interdiction de Tartuffe et met en scène des extraits de Molière (extraits de l'impromptu de Versailles, des scènes de comédie du Bourgeois Gentilhomme et de l'Avare) et se réfère également au cinéma de Fassbinder, à Heiner Müller et à bien d'autres. C'est donc également à une réflexion sur le pouvoir du théâtre et à la création artistique que nous assistons. Des répliques du Cid de Corneille apparaissent soudain, et les différents aveux de Phèdre jaillissent au cours de la représentation dans des inflexions à chaque fois différentes allant du tragique, lyrique jusqu'au parodique.
Tous ces éléments pourraient sembler disparates mais ces extraits de textes sont tissés de telle manière que le spectateur se laisse transporter dans l'espace et le temps pour suivre la vie de Molière ou parfois de Boulgakov. Et l'espace et le temps ne sont pas de vains mots puisque non seulement le texte adopte un mouvement de va et vient entre les personnages et les époques mais également, le dispositif scénique demande au spectateur de passer d'un lieu à un autre. En effet , comme il l'avait déjà fait, Franck Castorf utilise un écran qui projette des scènes filmées en direct à l'intérieur de ces "machines de théâtre" qui, posées sur l'immense scène de la nef se déplacent, ce qui oblige le spectateur à adapter son regard à chercher sur cette vaste scène où se joue l'action. L'écran nous happe et met en relief le jeu fascinant des comédiens, souligne le jeu subtil de leurs expressions du visage ou un mouvement de leur corps. La fameuse scène où M Jourdain apprend à prononcer les lettres est inoubliable: jubilation double car le jeu est non seulement dans le mouvement des langues qui s'agitent mais également dans l'utilisation de la langue allemande qui fait résonner autrement le texte de Molière . Le jeu sur les langues est d'ailleurs primordial puisqu'on passe sans cesse d'une langue à l'autre tout au long de la pièce et que les comédiens s'adressent au public pour souligner avec humour cette difficulté :parler une autre langue c'est aussi se confronter à une autre pensée. La scène est plongée dans une pénombre avec des fumées et s'éclaire tour à tour sur des "îlots" de décor symbolisant avec humour la chambre du pouvoir ou l'univers théâtral avec un engin de théâtre contenant une scène, une charrette et se déplaçant tout au long de la pièce comme le fit Molière avec l'Illustre théâtre et comme le fait Castorf. Le théâtre est dans le déplacement des lieux et des points de vue, dans le renouvellement permanent et le conflit pour atteindre une certaine vérité de l'homme. A l'instar de Molière qui puisait dans des écrits divers, des bouts de lettres, des emprunts à divers auteurs, Franck Castorf nous propose un spectacle façonné par des textes multiples qui résonnent et montrent que son propos est de faire du neuf avec de l'ancien. Il montre aussi que son combat d'homme de théâtre peut être comparé à celui de Molière, de Boulgakov .
Le spectacle est servi par des comédiens inoubliables que ce soit Georg Friedrich qui incarne un Louis XIV tour à tour comique ou inquiétant, Alexander Scheer en Molière à la fois ambigu et combatif et Lars Rudolph, archevêque inquiétant, qui inspire la répulsion envers ce pouvoir de l'ombre. L'interprétation en allemand d'Armande Béjart par Jeanne Balibar est fascinante: elle émeut dans sa détresse de femme blessée ou perturbe tour à tour par sa folie sous-jacente et Jean-Damien Barbin, maître dans l'art du comique présente entre autres un nouvel Hippolyte plus blasé que jeune premier mais d'une insensibilité à la fois comique et glaçante.