En 2005, les attentats dans le métro londonien ont été perpétrés par des citoyens britanniques.
Ce fait a beaucoup marqué Simon Stephens, qui s’est demandé ce qui avait bien pu motiver ces citoyens ?
Quels dérangements intérieurs avaient bien pu les pousser à poser des bombes contre les habitants de leur propre pays ?
Suite à cela, les autorités britanniques ont équipé Londres de milliers de caméras de surveillance.
Cette surveillance généralisée, ce voyeurisme d’Etat, c’est cela que Simon Stephens appelle la pornographie.
A travers sept séquences glaçantes de banalité mais écrites d’une plume magistrale, cet auteur percutant nous interroge avec brio sur les (nouvelles) limites de notre (nouvelle) intimité. Voilà l'interview de Fattitaliani a Olivier Coyette, metteur en scène de la pièce "Pornographie" au Théâtre de Poche de Bruxelles jusqu'au 4 Octobre.
Ouvrir la saison "du Poche" que vous dirigez par cette pièce peut représenter une sorte de carte de visite des propositions du théâtre de l’année ?
"Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience" (René Char). Dans le paysage théâtral bruxellois francophone, le Théâtre de Poche se veut porteur d'agitations théâtrales,
qui désamorcent les attentes implicites des spectateurs pour les encourager à penser.
Le théâtre est le lieu du monde où se joue le monde, en se jouant des représentations que le spectateur se fait de lui.
Aller au théâtre est aussi, si l'on veut bien s'en donner la peine, un travail, dans la mesure où ce qui est donné à voir et à penser
n'est ni pré-mâché ni pré-digéré.
Oui, je crois que les spectateurs d'aujourd'hui sont capables de supporter une telle exigence.
Pas à chaque spectacle, pas toujours, mais le plus souvent possible.
Rassemblons-nous pour penser le monde: c'est ce que souhaite le Théâtre de Poche.
Quels effets a produit sur vous-même la lecture du texte de Simon Stephens ?
J'ai lu la pièce en songeant à ce monde dans lequel nous vivons, avec à la fois ces terribles et tragiques événements terroristes
qui peuvent surgir n'importe où et n'importe quand, et à la fois cette peur que m'inspire la société de surveillance dans laquelle nous nous
enfonçons, malgré son inefficacité prouvée.
Ensuite, en travaillant sur le texte avec les acteurs, j'ai mesuré à quel point Simon Stephens était un grand auteur psychologique,
attentif aux mouvements internes des âmes et des consciences, et sensible à toute vie humaine, à celle du bourreau comme à celle
des victimes. Sa pièce d'ailleurs nous laisse penser que nous pouvons, dans nos comportements comme dans nos pensées, basculer
d'un statut à un autre assez facilement.
Dans votre mise en scène vous soulignez des dimensions particulières en comparaison à la pièce originelle ?
Le dispositif scénographique de Fabien Teigné construit une vision de l'espace qui se dévoile par pans.
On aurait donc pu faire jouer les scènes l'une après l'autre, dans un mouvement continu de dévoilement, allant toujours vers plus de profondeur,
jusqu'à donner le tournis. L'option choisie finalement a été la cohabitation de tous les personnages, avec une distinction claire (puis floue) établie
entre l'avant-plan et l'arrière-plan. Cette dramaturgie de l'espace permet de constituer deux aires de jeu: l'une, à l'avant-scène, où évoluent les
"personnages", et l'autre, à l'arrière-scène, où évoluent les "impersonnages", c'est-à-dire des présences fantomatiques, des morts même.
Peu à peu ces personnages et ces impersonnages vont se côtoyer, voire se mélanger, tout l'espace scénique va être habité par des personnages
écrits par l'auteur et par des personnages nés du plateau.
Cela donne l'idée d'un monde habité par des vivants et des morts, se côtoyant au quotidien, ou par des vivants et des personnages fantasmés, imaginaires,
et il me semble que c'est une idée contenue dans la pièce: après que les bombes ont explosé, les Londoniens ont continué de vivre... avec leurs morts.
La musique de Vincent Cahay, ou plutôt l'environnement sonore, ajoute aux perturbations scéniques créées par les impersonnages.
On voit se créer un monde à l'intranquillité permanente, un monde où nul n'est jamais en repos, où tous sont au bord des larmes.
Cela fait écho à une phrase du texte: "Londres est une ville perpétuellement attaquée".
Quel rôle joue dans votre but général la régie de lumières ?
Les lumières font partie intégrante de la mise en scène, car par la lumière je peux choisir d'accentuer plutôt ce qui se passe à l'avant-plan
ou à l'arrière-plan, voire déjouer le regard du spectateur, ou le perturber, en intensifiant à où on ne s'y attendrait pas, ou en diminuant l'intensité
lumineuse là où on s'attendrait à ce qu'elle soit la plus forte.
La lumière éclaire aussi la structure, le plateau, qui est un personnage à part entière de la pièce, métaphore d'une ville en échafaudages, cosmogonie
d'un monde métallique et étagé.
Quelle interprétation personnelle donnez-vous au titre ? cela correspond à l’idée de l’auteur ?
L'auteur estime que la pornographie est un mouvement d'objectivation des êtres, de réification du monde.
Les êtres humains ne se perçoivent plus tant comme humains que comme objets, ce qui peut amener plus facilement à des gestes de terreur destructrice.
Personnellement, j'aime beaucoup la façon dont Simon Stephens instille du doute et du double sens dans ses titres.
Ses titres seuls font réfléchir.
Les personnages apparemment font une propre vie, détachés et loin les uns des autres : quels sont les éléments qui les lient ?
Ce que les personnages ont en commun est une sexualité triste et solitaire, ou en échec lorsque pratiquée à deux.
Le sentiment d'avoir raté leur vie, ou d'être passé à côté de la majeure partie de celle-ci.
Le désir de choses simples, l'assouvissement de pulsions élémentaires: manger, dormir, boire un café, être touché.
Quelle est votre idée sur « le voyeurisme d’Etat et les limites de notre intimité »?
Mon idée est que la solution sécuritaire est toujours un pis-aller, un échec anthume de nos sociétés (au contraire de posthume).
Je m'inquiète beaucoup par ailleurs de la manière dont nous livrons nous-mêmes une part de plus en plus grande de nos intimités
à la surveillance générale, à travers les réseaux sociaux, les photos privées et le besoin que nous ressentons, consciemment ou inconsciemment,
et chacun à des degrés divers, de mettre en scène nos vies. Giovanni Zambito.
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